Chantal Leduc, une intervenante du bien-être de l’enfance, explique comment l’utilisation de la PAO (pratique antioppressive) et le partage du pouvoir avec les familles peuvent faire toute la différence dans leur expérience et leurs résultats.

 

Que signifie la pratique antioppressive (PAO) dans le bien-être de l’enfance?

La théorie de l’antioppression aide à examiner l’utilisation et la mauvaise utilisation du pouvoir aux niveaux personnel, organisationnel et systémique, de sorte que les familles puissent recevoir des services du bien-être de l’enfance de façon équitable. Elle reconnaît aussi que les familles peuvent vivre des traumatismes de « notre part », du moment où nous arrivons au domicile, ou que nous les appelons, jusqu’à ce que le dossier soit fermé, et après la fermeture du dossier. Pour les familles, la PAO aide à niveler la plateforme du pouvoir; elle habilite les familles à s’unifier et leur communauté à planifier en vue de leurs propres résultats. Le pouvoir partagé aide grandement lorsqu’il s’agit de travailler avec les familles et les communautés que nous servons. La position du répondant (services directs ou autres) devient celle d’honorer l’histoire (vérité) de la famille, que nous soyons en accord ou non avec leurs valeurs, de résoudre les problèmes, de faire des renvois, de préserver l’unité familiale, d’éviter et d’accepter les impacts traumatisants, ainsi que de planifier la permanence de façon culturellement appropriée. Et ce, tout en mettant les biais de côté pour mieux comprendre la situation et en vérifiant notre situation sociale. Pas facile à faire.

Toute l’idée d’examiner le pouvoir que détient l’aide à l’enfance et d’en être conscient semble intimidante. Comment intégrez-vous ces grandes idées à votre travail quotidien avec les enfants, les jeunes et les familles?

L’antioppression n’est pas une si « grande » idée. Ce n’est pas non plus une « nouvelle » idée; c’est plutôt une idée qui vient de voix qui ont dénoncé les iniquités du système. Nous avons la responsabilité de répondre à cela en tant que secteur.

J’ai personnellement quatre piliers principaux de pratique qui me guident et vont au-delà du fait d’être transparente et de suivre les normes ministérielles lorsque je fais de l’intervention directe : l’intention de ne pas faire de mal, consulter, vérifier la présence d’obstacles systémiques et être l’alliée dont les familles ont parfois besoin pour s’y retrouver dans le système, découlant tous d’une base de pratique axée sur la famille et éclairée par les traumatismes. Il m’a fallu des années et des centaines d’heures de consultation avec des Aînés, des collègues et des familles pour en arriver là.

Pourquoi la pratique antioppressive pour le bien-être de l’enfance vous passionne-t-elle tant?

Les données du bien-être de l’enfance ont montré et continuent de montrer une surreprésentation des familles autochtones excédant le nombre d’enfants autochtones qui ont déjà été détenus dans les pensionnats. Les statistiques montrent également qu’il y a un nombre disproportionné d’enfants afro‑canadiens pris en charge durant de plus longues périodes. Cela est passablement troublant. Le fait de savoir cela devrait nous indiquer que l’utilisation de la PAO n’est plus une option pour le bien-être de l’enfance. Nous devons rencontrer les gens là où ils en sont. Nous ne pouvons plus traiter les familles toutes de la même façon, selon une approche du bien-être de l’enfance normalisée, étant donné que les familles ne s’épanouissent pas et ne survivent pas toutes également dans la société.

La PAO me passionne parce j’ai vécu le succès qui découle du fait de travailler avec les familles d’une façon antioppressive, et cela vous porte à vouloir recommencer encore et encore. Lorsqu’une famille sent que vous l’écoutez, les obstacles stéréotypés peuvent se lever et on trouve ensemble des solutions plus facilement. La plupart du temps, les familles savent ce dont elles ont besoin et où elles veulent en arriver, incluant ce qu’elles ne peuvent pas faire.

Pouvez-vous donner un exemple de la façon dont le bien-être de l’enfance peut opprimer une famille?

J’ai travaillé avec une mère « pour qui » on avait ouvert un dossier lorsque son enfant est né. Après l’ouverture du dossier, le bien-être de l’enfance a eu très peu de contacts avec elle au cours de l’année suivante, et n’a pas tenu compte de l’impact que cela avait sur elle. Le dossier est simplement resté ouvert et a été considéré comme étant un dossier de non-conformité, et c’est la raison pour laquelle j’ai été engagée dans le dossier. La mère m’a expliqué comment elle vivait dans l’anxiété depuis un an, en attendant qu’un autre tuile tombe. Elle avait aussi déjà eu affaire au bien-être de l’enfance et revivait cette expérience en parallèle. Elle m’a dit que le fait de savoir qu’un dossier était ouvert pour elle perturbait son allaitement et sa capacité d’établir un lien avec son enfant. J’ai travaillé avec elle pour présenter sa plainte aux membres de la haute direction de la Société d’aide à l’enfance. Avec de l’encadrement, elle a été capable de leur faire face et de leur expliquer ce qu’elle vivait. Cela a aidé à réconcilier son histoire avec cette agence et elle a retrouvé sa confiance en sa propre voix. Plus tard, elle a demandé des services volontairement et s’est sentie en sécurité de le faire.

Comme vous l’avez mentionné, les données montrent qu’il y a plus d’enfants et de jeunes autochtones pris en charge qu’il y en avait dans les pensionnats. Comment avez-vous utilisé la PAO pour travailler avec des familles autochtones?

J’ai travaillé en étroite collaboration avec un père autochtone dont les enfants avaient été appréhendés en raison de problèmes de toxicomanie six ans avant notre rencontre. Le père alléguait que le système ne lui permettait pas d’enseigner à ses enfants les pratiques culturelles autochtones et qu’il se sentait rejeté en raison de ses problèmes de toxicomanie. L’examen de son dossier a révélé qu’il y avait suffisamment de preuves qu’il essayait de saisir et créer des occasions d’être un parent durant ses visites parentales, et je devais tenir compte de cela. Il était en colère parce que personne ne l’écoutait. Il m’a rencontré à contrecœur durant les premiers mois, mais, en raison de ma décision d’apprendre de lui, malgré son passé et la perception qu’il avait de moi et de ce que je représentais, nous avons convenu de discuter. Ce que cela m’a poussé à faire est de prendre le temps de les connaître, de vérifier mes jugements et de comprendre la toxicomanie. Nous avons purgé ses frustrations ensemble, et nous avons élaboré ensemble un plan de services en déterminant des objectifs mesurables et atteignables pour la famille.

Pouvez-vous me donner un exemple d’obstacle systémique auquel fait face cette famille?

Le modèle d’affidavit de la cour pour la famille n’utilisait pas le langage de façon équitable, il prescrivait simplement ce que la famille ferait. « Et la famille se conformera aux attentes de la société de… » – ce type de langage était beaucoup trop rigide pour une famille, étant donné qu’elle voulait contribuer activement à son plan. Il s’agissait d’un type d’entente exprimant le « pouvoir », et j’ai pu voir le regard de défaite et de confusion sur leur visage lorsqu’ils le lisaient, parce que nous n’avions pas travaillé ensemble de cette façon. Je leur ai demandé « Comment pouvez-vous faire cela? » Nous avons ensuite reformulé l’affidavit en écrivant des choses comme « Les parents obtiendront des soins médicaux pour les enfants d’un praticien médical de leur choix », ce qui leur a permis de trouver quelqu’un dans leur propre communauté sans coût ni fardeau additionnels, tout en assumant leur responsabilité. Les demandes systémiques peuvent placer les familles dans une situation impossible, et un peu de consultation pour saisir leur point de vue peut faire toute la différence.

Comment les choses se sont-elles réglées pour cette famille?

Les enfants sont retournés à la maison un an après ma première rencontre avec cette famille, et ils se sont épanouis dès qu’ils sont arrivés. J’ai vu le fils de ce père sortir rapidement de mon véhicule et courir à toute vitesse vers son père pour le serrer dans ses bras. C’est la plus belle chose que j’aie vue.

Les membres de cette famille ont aussi eu l’occasion de rencontrer des membres de la haute direction pour discuter de leur expérience et se réconcilier avec leur passé. Ils m’ont dit qu’ils avaient enfin senti le pouvoir de leur propre voix. Cela a nécessité beaucoup d’encadrement de ma part, mais je le ferais de nouveau sans aucune hésitation.

Durant la rencontre, un membre de la haute direction m’a demandé « Que voulez-vous pour cette famille Chantal? », et j’ai simplement répondu « Ne les contrôlez pas, marchez avec eux. » Il y a eu beaucoup de poignées de main ce jour-là, et la famille est restée unie depuis ce temps. Les enfants sont maintenant des adultes, et ils travaillent.

 À quels genres de défis faites-vous face lorsque vous utilisez la PAO?

Il y a de nombreux défis louables. La pratique antioppressive efficace exige de reconnaître la façon dont vous pouvez potentiellement contribuer à l’oppression, en connaissant vos propres biais, et cela est difficile en soi. Apprendre à voir les obstacles systémiques nécessite beaucoup de pratique, bien que lorsque vous les voyez, il est pratiquement impossible de « ne pas les voir », et cela peut aussi poser un défi. Aider les collègues à voir les obstacles systémiques est probablement le défi le plus grand, mais nous pouvons apprendre beaucoup mutuellement lorsque nous avons le courage moral d’éliminer ces obstacles. Votre voix peut être la voix isolée lorsque vous remettez en question le statu quo. Cela signifie que vous risquez parfois d’aller à l’encontre de la vision prédominante, mais un risque calculé vaut potentiellement la voix d’une famille qui imprègne le statu quo. Il s’agit d’un gain pour les familles, et qui en soi, peut parfois rétablir la confiance que le système peut aider.

Dans quelle mesure est-il important de prendre soin de soi lorsque vous faites ce travail?

Les intervenants de services directs dans le secteur du bien-être de l’enfance sentent les nombreuses pressions systémiques de se conformer, de réussir et d’obtenir des résultats équitables pour les familles. Vous ne pouvez pas faire ce travail (peut importe l’échelon) sans prendre soin de vous, et je ne parle pas de cartes Costco ou de massages. Établir des relations avec les familles tout en exploitant le système nécessite une prise de conscience de notre santé mentale, tout comme s’entraîner au gym. Il est bon de connaître les risques de traumatismes indirects, de connaître vos propres limites et de savoir quand vous retirer, mais il est impératif que les agences favorisent et appuient la santé mentale et le mieux-être global des personnes qui font ce travail.

Si vous pouviez agiter une baguette magique, que souhaiteriez-vous pour la PAO et le bien-être de l’enfance?

J’ai déjà pensé que les membres de la haute direction avaient besoin de personnes comme « nous » pour surveiller lorsque l’oppression survient, mais ce que j’ai appris est que nous avons besoin des membres de la haute direction, maintenant plus que jamais, pour agir comme modèles, faire la promotion du changement et incarner le changement, de sorte que les autres puissent suivre d’une façon antioppressive. Cela est particulièrement important, compte tenu des attentes accrues du Ministère et de nos ressources financières limitées. Les membres de la haute direction peuvent être d’excellents champions lorsqu’il s’agit de changer les politiques et de remettre en question les pratiques et la culture oppressives dans un organisme et nous faire passer d’une pratique normalisée et centrée sur les politiques à un modèle de prestation de services fondé sur la famille et la communauté. Ultimement, par contre, le changement doit se faire avec nous tous.