Nico Trocmé de l’Université McGill discute des raisons pour lesquelles le repérage et le traitement de la négligence à l’égard des enfants peuvent être difficiles

« La négligence à l’égard des enfants est en réalité une défaillance collective, plutôt qu’une défaillance familiale. » Nico Trocmé, directeur de l’école du travail social à l’Université McGill

Vous estimez que la compréhension correcte de la négligence en protection de l’enfance est extrêmement importante. Pourquoi?

Dans toute l’Amérique du Nord, la négligence est la forme de maltraitance à l’égard des enfants la plus fréquemment signalée. D’abord, le simple nombre d’enfants qui sont signalés comme étant négligés fait en sorte qu’il est important d’en parler. Deuxièmement, de nombreuses preuves – des centaines d’études – révèlent que peu importe ce qu’on identifie comme étant de la négligence est dévastateur quant à son impact à long terme sur les enfants. Sur pratiquement toutes les mesures auxquelles on peut penser – développement cognitif, développement social, développement émotionnel, nombres de mots prononcés, capacité de lecture –, les enfants qui sont identifiés comme étant négligés apparaissent aussi mauvais ou pires que tout autre groupe d’enfants.

Pouvez-vous nous aider à saisir votre compréhension de la négligence à l’égard des enfants?

Parler de la négligence à l’égard des enfants est compliqué. C’est parce que le terme « négligence » en soi est un terme malheureux, en fait très problématique. Il s’agit d’un terme dont nous avons hérité au cours de l’histoire du développement de l’aide à l’enfance en Amérique du Nord, et qui paraît dans les lois portant sur la protection de l’enfance, en tant que catégorie de mauvais traitements. Mais ce n’est pas un terme particulièrement utile. Il est inexact, il blâme la mère, et il regroupe des situations très différentes qui ne correspondent pas à un jeu cohérent de principes de diagnostic.

Quel conseil donneriez-vous à une personne qui tente de déterminer si un enfant ou un jeune qu’elle connaît subit de la négligence?

Trois composants très distincts doivent être présents pour avoir une situation que je considérerais vraiment comme étant de la négligence. Vous devez d’abord et avant tout avoir un parent qui, pour diverses raisons, n’est pas en mesure de répondre entièrement aux besoins de son enfant. Cela peut être le cas en raison de limitations cognitives, de problèmes de santé mentale, d’une crise de santé particulière, de toxicomanie, de violence familiale, etc. C’est en partie en raison de cette large gamme de problèmes avec lesquels un parent est aux prises qu’il est difficile de définir la négligence. Un parent peut avoir 17 ans et simplement ne pas être prêt sur le plan du développement à assumer le rôle de parent sans un soutien suffisant. Pour un autre parent, ce peut être la toxicomanie ou un trouble de la personnalité émergent. Il n’y a pas de syndrome fondamental qui définit la négligence.

Ces limitations parentales que vous venez de décrire mènent-elles seules à la négligence?

Les conflits familiaux surviennent. La toxicomanie survient. Les familles se séparent. Vous ou moi pouvons être dans une situation où nous, ou notre conjoint, développons un problème de consommation d’alcool. Ces choses arrivent. Le problème est que depuis le tout début, le comportement que nous tentons de définir comme étant négligent est très subordonné au contexte parental. Dans la classe moyenne, les environnements raisonnablement bien appuyés où il existe des écoles ayant des ressources suffisantes, de bons programmes de sports et loisirs, où il y a de nombreux soutiens autour de l’enfant, où il y a des grands-parents, de la famille élargie, des voisins qui sont là pour atténuer les effets d’une crise particulière, il est peu probable que ces problèmes deviennent de la négligence. Donc, cela me mène au deuxième composant de la définition de négligence, le fait que les problèmes personnels et interpersonnels auxquels font face les parents sont beaucoup plus susceptibles de mener à des situations de négligence dans des environnements très appauvris. Ce qui est crucial est que non seulement vous avez une limitation au niveau d’un parent, mais parce que l’environnement dans lequel il est, qui manque de facteurs de protection au niveau de l’école, du quartier, de la famille élargie, etc., les enjeux sont d’autant plus élevés. Le genre de situations que vivent les familles identifiées comme étant négligentes est très semblable au genre de situations que vivent également les familles étant dans de meilleures circonstances financières. Mais ces familles ont suffisamment de ressources additionnelles pour éviter que ces situations dégénèrent en une crise où les besoins de l’enfant ne sont pas satisfaits.

Selon vous, quel dernier composant doit être présent pour qu’un enfant soit considéré comme étant négligé?

Le troisième composant est probablement le plus controversé, et il s’agit de la résilience de l’enfant. De nombreux enfants peuvent affronter pas mal de désordre et s’en tirent assez bien, et pour ces enfants, une étiquette de négligence n’est pas nécessairement utile. Donc, vous pouvez avoir un environnement à haut risque, vous pouvez avoir un parent traversant une période très difficile, et un enfant relativement facile, un enfant relativement résilient, qui va tout simplement bien s’en sortir.

Mais d’autres enfants sont plus vulnérables. Vous pouvez avoir exactement la même situation, et un enfant qui a plus de besoins, quels qu’ils soient, et cet enfant risque beaucoup plus d’avoir des difficultés en raison des problèmes familiaux. Nous savons que cela est vrai grâce à nos expériences collectives dans des environnements familiaux bien appuyés. Certains enfants, dès la naissance, ne dorment pas bien, sont plus difficiles à gérer, et exigent plus de la part de leurs parents. Nous sommes tous passés par là, un sentiment comme « Puis-je gérer cela? Puis-je répondre aux besoins de l’enfant? » Nous nous en tirons grâce à tous les soutiens additionnels auxquels nous avons accès. Mais ces défis parentaux sont beaucoup plus difficiles pour un parent vivant dans une extrême pauvreté et ayant peu de soutiens sociaux.

Quelles sont les répercussions de cette définition à plusieurs niveaux de la négligence que vous suggérez?

L’étiquette de négligence est problématique parce qu’elle semble attribuer la responsabilité à seulement un niveau, qui est le parent. Mais la négligence est en réalité une défaillance collective, plutôt qu’une défaillance familiale. Prenez par exemple l’omission de superviser. Vous pouvez avoir un parent qui travaille de nuit et un enfant de sept ans qui rentre à la maison sans supervision. Qui est négligent? Est-ce l’école qui envoie l’enfant à la maison en sachant que le parent au travail ne peut pas être à la maison? Ou est-ce le parent qui n’a pas d’autre option? Pour quelque raison, nous avons décidé de déterminer que le parent est la personne négligente. Mais l’école sait très bien que l’enfant retourne à la maison dans cette situation et n’a pas élaboré de programme parascolaire abordable. Nous ne signalons pas l’école. Nous signalons le parent.

Donc, selon vous, quelle approche devrait être adoptée dans ce genre de situations?

Ce sur quoi nous devons réellement nous concentrer est les besoins de l’enfant qui ne sont pas satisfaits, plutôt que de tenter de déterminer si ces problèmes découlent de la « négligence ». Ce changement de perspective recentre nos évaluations sur le contexte de la pleine « écologie », ou de l’environnement intégral, de l’enfant. Un tel changement rassemble les écoles, les garderies et les professionnels de la santé avec les intervenants en bien-être de l’enfance et les parents dans la recherche de la meilleure façon de nous assurer que les besoins de l’enfant sont satisfaits. Si vous engagez les parents dans la réussite de leur enfant, plutôt que dans leur incapacité parentale de répondre aux besoins de l’enfant, vous avez beaucoup plus de chances de réussir à les engager. L’objectif doit passer de la notion de changer le parent à celle d’aider l’enfant.